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7 janvier 2017 6 07 /01 /janvier /2017 09:57
Bertrand Badie, Professeur à Sciences Po Paris
Daech est un symptôme beaucoup plus qu’une cause
 

le 06.01.17 | 10h00

Daech est un symptôme beaucoup plus qu’une cause

 
 
 

Croisé en marge des Rencontres d’Averroès organisées à Marseille, le politologue Bertrand Badie revient sur l’élection de Donald Trump, dont l’investiture est prévue le 20 de ce mois, mais aussi sur les relations internationales marquées par l’émergence d’un acteur, Daech.

Le candidat Donald Trump a été élu 45e président des Etats-Unis à la surprise générale, provoquant beaucoup de réactions parfois très hostiles. Quelle analyse faites-vous de cette élection ?

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Il faut comprendre l’élection de Trump par rapport à l’évolution du système politique américain. Mais moi, je préfère l’analyser comme un phénomène mondial qui rejoint d’autres symptômes comme le Brexit, l’élection de Rodrigo Duterte aux Philippines, comme d’un certain point de vue aussi de l’évolution de la Turquie vers un autoritarisme probablement plus marqué. Il y a dans le monde actuel une tendance à contester la mondialisation et à vouloir organiser une revanche nationaliste sur la mondialisation dont on a de plus en plus peur.

Le phénomène s’observe aussi en Europe. Il faut voir aussi ce néonationalisme qui se manifeste dans des pays d’Europe orientale : il est au pouvoir en Hongrie, en Pologne, en Slovaquie. Il gagne du terrain aussi en Europe du Nord, cette Europe qu’on tenait pour «très propre», complètement extérieure à ses problématiques ; on trouve les mêmes orientations au Danemark, en Finlande, aux Pays-Bas, pays où l’immigration est traitée dans les mêmes termes que ceux employés par Trump aux Etats-Unis.

Donc, aujourd’hui nous nous trouvons un peu à la croisée des chemins. Les vieilles puissances sont en train de découvrir que cette mondialisation dont ils pensaient être les inventeurs se retourne contre elles et répondent à l’évolution de la mondialisation par des réflexes nationalistes, identitaristes, quelquefois xénophobes, voire racistes, et en tous les cas sur un mode toujours autoritaire. Je pense que derrière la victoire de Trump, il n’y a pas seulement l’exaspération de ce qu’on appelle le «petit Blanc» qui se sent de plus en plus dépossédé, il y a aussi la nostalgie d’une puissance passée que l’on ne parvient plus à imposer. Et ça, vous le retrouvez chez une certaine droite française et même d’une certaine gauche française.

Assistera-t-on après tous ces changements à l’installation d’un «nouvel ordre international» ?

Je ne le crois pas pour deux raisons. La première c’est que le nouvel ordre existe déjà, il est là depuis 1989. Depuis cette date et la disparition de la bipolarité, on sait très bien que le monde n’est plus européo-centré comme il l’était, les Etats-Unis agissant à l’époque comme puissance européenne. Depuis 1989, non seulement beaucoup de puissances émergentes sont nées au Sud : la Chine, l’Inde, la Turquie, le Brésil, etc., mais en plus l’essentiel de la conflictualité mondiale aujourd’hui est installée dans le Sud et correspond à des crises souvent profondes qui frappent le Sud et ses difficultés de s’insérer dans les grands ensemble mondiaux.

Donc, les puissances du monde auront de plus en plus à restaurer leur puissance. C’est la raison pour laquelle je pense que le phénomène Trump et beaucoup d’autres épiphénomènes qu’on observe en Europe, à travers le FN, etc., sont davantage des phénomènes réactifs que des phénomènes expressifs d’un monde nouveau. Quelle que soit la vigueur de la réaction défensive des vieilles puissances, celles-ci ne pourront pas rétablir l’ordre antérieur, et donc ce néonationalisme qu’incarne Trump était une force de contestation, devenue maintenant une force de pouvoir aux Etats-Unis, mais dans beaucoup de pays occidentaux également. Si Trump voulait réaliser même le quart des objectifs qu’il a proclamés, les Etats-Unis se trouveraient en quarantaine de la mondialisation.

Justement, quelle sera sa politique vis-à-vis de ce pays et de son «allié» iranien dans cette guerre qui les oppose à Daech ?

Vis-vis de l’Iran, Trump a développé un discours agressif et désobligeant. Mais si vous l’écoutez bien, il a développé un discours aussi agressif à l’égard de l’Arabie Saoudite. Dans la situation irakienne, l’Administration américaine est en phase avec le gouvernement irakien, donc la possibilité de coopération militaire est tout à fait possible et ne provoquera aucune vague. On peut imaginer que celle-ci ira en se renforçant, ou le contraire. Sur la Syrie, les choses sont compliquées parce que les Etats-Unis n’ont pas d’alliés sur la question, parce que le gouvernement local n’est pas leur allié et aussi parce que les parties prenantes dans cette affaire ne sont pas des alliés francs des Etats-Unis ; c’est évidemment le cas de l’Iran, mais d’un certain point de vue de la Turquie et de l’Arabie Saoudite également. Ceci me conduit à dire que la marge de manœuvre de Trump sur la Syrie risque d’être très étroite.

Assistera-t-on à la disparition de Daech après la prise des deux villes importantes comme Mossoul et Raqqa ?

L’erreur des observateurs, c’est d’avoir traité Daech comme un Etat. Evidemment pour des raisons de propagande, Daech a voulu s’identifier à un Etat, mais se laissant prendre au mot, les Occidentaux en particulier ont considéré qu’il suffisait de vaincre cet Etat sur son territoire pour en finir avec ce qui a été quand même un des grands cauchemars de notre décennie. C’est une erreur, car Daech essaye de se comporter en Etat sans jamais l’être réellement au sens classique du terme. Mais en même temps, ce qui pourrait apparaître comme une faiblesse de son identité étatique constitue sa force, c’est-à-dire sa mobilité, sa capacité de se reconstituer hors des espaces qu’il peut contrôler, sa capacité de rejaillir en Europe. C’est une manière de vous dire que Daech n’est pas encore terminé.

Comment en finir avec le terrorisme ? En renforçant l’engagement militaire ? En développant le multilatéralisme inclusif tel que vous le suggérez dans votre dernier livre ?

Daech est un symptôme beaucoup plus qu’une cause. C’est le symptôme d’un ordre international qui a échoué à se construire. C’est le symptôme d’Etats qui, dans le monde, se sont effondrés. C’est le symptôme de nations, dans le monde arabe ou sahélien, qui se sont effondrés. Je pense particulièrement à la Syrie, au Yémen, au Nord-Nigeria. Que peut-on faire ? Il y a trois choses : le court, le moyen et le long termes. A court terme, il faut utiliser tous les moyens, y compris militaires mais pas seulement, pour contenir cette violence.

A condition que ces moyens soient bien utilisés et qu’ils le soient notamment de manière multilatérale. Ce qui renforce Daech, c’est l’intervention des puissances au passé colonial et impérial. Pourquoi croyez-vous que Daech a voulu précipiter les Etats-Unis au nord de la Mésopotamie ? Parce qu’il voulait avoir face à lui, face à elle, je ne sais pas quel est son sexe, l’expression même de ces vieilles puissances qu’on pouvait labelliser de chrétiennes. A moyen terme, il faut remettre dans le jeu les acteurs régionaux puisque jamais ces questions n’ont été réglées par des puissances venues de loin.

Il faut redonner aux acteurs locaux, c’est-à-dire ceux du terrain et aux acteurs voisins, c’est-à-dire l’Iran, l’Arabie Saoudite, la Turquie, la Ligue arabe un rôle parce qu’ils tiennent souvent à travers les apparentements qu’ils ont avec des acteurs du terrain une partie des solutions. Et puis, à long terme, il faut enfin réformer l’ordre mondial. Vous vous rappelez comment lors de la conférence d’Alger on avait lancé l’idée d’un ordre économique international qu’on n’a jamais vu arriver.

 

Bertrand Badie
Né en 1950 à Paris, Bertrand Badie est un politologue français, spécialiste des relations internationales. Professeur des universités à l’Institut d’études politiques de Paris, Badie est auteur de plusieurs ouvrages de référence.

Analyste averti, Badie, connaisseur de l’Algérie où il avait organisé des conférences à l’invitation d’établissements algériens, apporte un éclairage fort intéressant sur l’état du monde dans son dernier livre, Nous ne sommes plus seuls au monde : Un autre regard sur l’ordre international, publié aux éditions La Découverte en 2016.

 

Nadir Iddir

 

http://www.elwatan.com/international/daech-est-un-symptome-beaucoup-plus-qu-une-cause-06-01-2017-336553_112.php

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