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12 février 2010 5 12 /02 /février /2010 00:04


Institut de Relations Internationales et Stratégiques - Accueil
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Pascal Boniface


 
Il n’existe pas de communauté internationale
Pascal BONIFACE par Denis Lafay (Les acteurs de l’économie, février 2010)



 
Voilà, détaille le géopolitologue, l'enseignement principal d'un sommet de Copenhague dont la désillusion tranche avec la concertation à laquelle les mêmes Etats, conditionnés par l'urgence, s'employèrent pour endiguer la crise financière. Et pourtant, dissèque le directeur de l'IRIS, les problématiques environnementales et écologiques, irriguées par la raréfaction des matières premières et le bouleversement des rapports de force, constituent désormais un enjeu stratégique et une source de conflit majeurs. Que les entreprises, au moment d'établir leur politique de développement international, doivent impérativement intégrer. Qu'elle soit thématique - démocratie, criminalité, gaullisme -, géographique - Europe, Afrique, Etats-Unis, Chine, Proche et Moyen Orient, BRIC -ou personnifiée - Barack Obama, Nicolas Sarkozy -, son auscultation constitue un tableau à plusieurs entrées dont la consolidation expose une planète et des relations internationales marquées du sceau de l'inconnu, de l'incertain, mais aussi d'un redimensionnement potentiellement profitable.

 

 

Quelle lecture géopolitique faut-il faire du sommet de Copenhague, examiné des premières tractations jusqu'à la déclaration finale? Reflète-t-elle la carte mondiale des nouveaux rapports de force, et faut-il réduire ce dernier au fameux G2 Etats-Unis - Chine?

 

 

Nous partageons tous la même planète, nombre de menaces et de maux communs. Et pourtant, alors qu'ils établissent presque unanimement le même diagnostic sur le réchauffement climatique et ses dramatiques répercussions, et alors que l'ensemble des experts et des opinions publiques les exhortent à agir, les dirigeants des Etats n'ont pas réussi à s'entendre. Quel formidable décalage! C'est la preuve - et la principale leçon du sommet de Copenhague - qu'il n'existe pas de communauté internationale. Second enseignement: l'influence du facteur temporel. La crise financière a généré une réaction, des décisions opportunes et pertinentes -même insuffisantes - de la part des gouvernants. Ensemble, G20 en tête, les Etats sont parvenus à faire qu'une crise majeure ne devienne une catastrophe majeure. Pourquoi ont-ils réussi à réaliser là ce qu'à Copenhague ils ont échoué à bâtir? Parce qu'il y avait urgence. La crise financière était - dans ses manifestations comme dans le besoin de riposte - dans le court terme, celle climatique est considérée dans un lointain horizon. La règle qui a dominé au Danemark? " Après moi le déluge ". Avec pour corollaire d'en déplacer les dégâts sur les générations futures et d'en décharger la gestion sur les gouvernements ultérieurs. Quant au " G2 ", si une grande partie de la responsabilité de l'échec lui incombe, il serait inexact de lui en faire porter le monopole.

 

 

Que le monde s'entende presque instantanément pour endiguer la crise économique et financière et échoue à ralentir le chaos environnemental démontre que l'économie et le marché dominent l'intérêt des Etats. C'est-à-dire que les dirigeants assimilent la finance au bien commun mais en excluent l'environnement. Jusqu'où est-ce tolérable?

 

 

Il est difficile d'inclure une interprétation morale. Et d'assimiler ou non les thèmes au bien commun. Vraiment je pense que l'urgence et notre relation au temps ont dicté les différences de comportement et surtout de décision. Dans le premier cas, le malade allait mourir, dans l'autre on considère qu'il dispose d'un certificat de vie pour quelques temps encore - et suffisamment pour repousser les décisions à plus tard-. Seule une échéance datée, chiffrable, matérialisable, pourrait convaincre les gouvernants d'être davantage responsables et de réagir face au danger du réchauffement climatique. L'un des principaux paradoxes étant d'ailleurs que là où les Etats emploient un comportement atone et dilatoire, les scientifiques et l'opinion publique, davantage conscients et préoccupés du long terme, ne cessent, eux, d'alerter, de réagir, même d'engager pour leur propre compte des mesures exigeantes, rigoureuses, voire des sacrifices. Or, gouverner c'est prévoir, et c'est normalement aux gouvernements d'adopter ce principe de responsabilité et d'action.

 

 

De quelle nature le facteur écologique est-il promis à s'inviter dans le concert géopolitique et à déclencher des conflits à ce jour nourris de motifs essentiellement territoriaux, historiques, idéologiques, religieux, ou ethniques?

 

 

Ce qui est rare devient objet de convoitise. Au fur et à mesure que les terres arables, l'eau, l'énergie, les matières fossiles, vont devenir plus rares proportionnellement à la croissance, irréversible, des besoins et de l'utilisation qui en est faite, elles seront sources de tension. La recherche de matières premières constitue un enjeu écologique et géopolitique. Et la problématique de l'environnement n'est plus circonscrite à son volet scientifique: elle est devenue stratégique.

 

 

De quelle manière la cartographie des matières premières, celles qui se raréfient comme celles d'avenir, produira-t-elle une métamorphose des rapports de force?

 

 

Posséder des matières premières a constitué pour certains pays une bénédiction, pour d'autres une malédiction. Des pays riches de matières premières ont subi des catastrophes stratégiques, soit parce qu'ils aiguisaient les appétits, soit parce qu'ils se contentaient de vivre sur des économies de rente et ont alors négligé un développement en profondeur. La situation de la République démocratique du Congo, ex-Zaïre, rongée par des scandales géologiques, de corruption, peut être qualifiée de désastreuse, alors même que les sols regorgent de richesses. La profusion de matières premières est venue nourrir la guerre civile, souvent cruelle, et a ensanglanté le Sierra Leone, l'Angola ou le Liberia. L'inégalité des situations vaut aussi pour d'autres continents; ainsi le Japon ou la Corée du Sud, dépourvus de matières premières, se sont fortement développés alors que l'URSS, pourtant propriétaire de sols prolifiques, s'est embourbée. Il n'existe donc pas de règle. Toutefois, dans ce contexte concomitant de demande croissante et de raréfaction, posséder des matières premières constitue de nouveau un critère de puissance - lequel s'était estompé ces dernières décennies avec l'apparition d'autres facteurs: ceux de la technologie, de la connaissance... -. Cela entraîne une redistribution des cartes entre pays possesseurs et pays consommateurs.

 

 

Cette Afrique, sa grande vulnérabilité mais aussi la richesse de ses sols et les ruines du colonialisme ont ouvert grandes les portes à l'entrisme chinois, qui se manifeste aux plans autant diplomatique qu'économique. Américains et Européens le regretteront-ils ? Une alternative est-elle encore plausible?

 

 

L'appétit chinois pour l'Afrique est incontestable. Pour preuve, l'assiduité de la quarantaine de pays qui participent au sommet sino-africain. Cet entrisme n'est pas nouveau, mais sa motivation a évolué. Le temps n'est plus où l'intérêt de la Chine populaire pour l'Afrique était de convaincre le continent de ne pas entretenir de relations diplomatiques avec Taiwan pour espérer, en retour, l'édification d'un stade de football ou la construction d'une voie ferrée. Cet intérêt prend aujourd'hui deux formes : les matières premières, et le poids (plus de cinquante voix) aux Nations Unies. Dans les années 90, orpheline de la guerre froide qui l'avait placée sous les appétits croisés des soviétiques et des Américains, l'Afrique fut quelque peu délaissée. Depuis, elle est de nouveau courtisée, et la concurrence chinoise est venue stimuler Européens, Américains, Japonais - l'Afrique présente pour eux l'immense avantage de ne pas leur être liée par un lourd passé colonial, contrairement à d'autres régions d'Asie -, comme Brésiliens. Pour le continent, cette émulation, cette multiplication de courtisans, et la montée en puissance de la Chine ont des vertus. Notamment de " faire monter les enchères ". L'inconvénient est de s'exposer à un échange inégal, dans le cadre duquel la Chine inonderait les pays africains de ses produits à bas coûts, ruinant là toute stratégie et tout effort de développement industriel. Lors du dernier sommet sino-africain, qui s'est déroulé en Egypte, certains pays ont d'ailleurs mis en garde la Chine contre son empressement excessif L'enjeu est donc d'établir une relation équilibrée, et de ne pas donner à la Chine une place trop encombrante - d'autant plus manifeste dans les relations bilatérales -.

 

 

Au-delà du questionnement moral d'un tel constat, le capitalisme mondialisé s'est affranchi des règles des Etats dont il a lourdement affaibli la légitimité. Peut-on et faut-il croire au rétablissement "durable"- au-delà du sursaut conjoncturel de la crise financière - du pouvoir des Etats?

 

 

Il faut distinguer le constat du souhait. La restauration du pouvoir des Etats est en effet une réalité lorsqu'on ausculte la gestion de la crise financière. Les Etats ont décidé et imposé des mesures nouvelles, signant là un retour incontestable sur la scène internationale. Cette parenthèse va-t-elle se refermer, ou au contraire consolider voire s'accroître? Pour l'heure, on ne sait pas. Il semble toutefois acquis pour longtemps que l'idéologie ultra libérale stigmatisant, discréditant, et condamnant toute intervention étatique, est révolue. Même le FMI et la Banque mondiale, traditionnellement alignés sur la doctrine en vigueur à Washington considérant l'intervention de l'Etat malsaine par définition et dangereuse par vocation, ont révisé leurs discours. Ils ont peu à peu reconnu d'une part que la lutte contre la misère constitue un objectif et une condition du développement économique, d'autre part que la question sociale forme " elle aussi ", au même titre que le commerce, un levier de ce développement, enfin que la résolution des problématiques d'infrastructure, de santé, ou d'éducation relève " aussi " de l'intervention de l'Etat et ne peut être du seul ressort privé. La crise est venue accélérer ou clôturer cette réhabilitation de l'Etat engagée ces dernières années.

 

 

La mondialisation des échanges économiques et commerciaux et la complexité de la planète devraient exhorter les entreprises à intégrer la connaissance géopolitique dans leurs stratégies. Mais est-ce bien possible au regard de l'anachronisme du temps, long qui engage des lourds investissements dans un pays et celui, court, relatif à l'instabilité de nombre de régimes politiques ?

 

 

L'Afrique est consignée comme un continent très incertain, et pourtant c'est là que les entreprises présentes enregistrent le meilleur retour sur investissement. Pourquoi? Parce que le risque (se) paie. S'il y a davantage de risques, on attend une rentabilité immédiate plus forte. Les investis sements hautement rentables et dénués de risque n'existent pas; et le risque est facteur de gains parce qu'il vient valoriser l'investissement. L'enjeu est donc de maîtriser l'ampleur et la valeur du risque, d'investir en connaissance de cause et en estimant le temps de retour sur investissement afin de pouvoir se déterminer.

 

 

L'IRIS conseille les entreprises dans leurs politiques de développement à l'étranger. Le postulat moral et éthique, par exemple lorsque le régime politique du pays investi maltraite les droits de l'homme, a-t-il sa place?

 

 

C'est plus qu'une nécessité morale : c’est une nécessité objective. Quand bien même je parviendrais à isoler ma conscience de citoyen et mes convictions morales du traitement de ce sujet, je serais obligé d’intégrer ce facteur tant le poids des opinions publiques est désormais déterminant et pèse concrètement dans la conduite des politiques étrangères et internationales. Qu'il s'agisse d'un pays ou d'une entreprise, braver la société civile et lui imposer une posture jugée amorale, c'est dresser contre soi des citoyens qui sont aussi des clients et des consommateurs, et cela peut s'avérer extrêmement coûteux et périlleux. Pourquoi toutes les grandes firmes multinationales ont-elles créé des fondations et se sont dotées de chartes éthiques? Pas seulement parce que la conscience de leurs dirigeants était animée d'une sincère considération pour l'enjeu moral du développement de leur entreprise... Ceux-ci ont simplement admis qu'il s'agissait là d'une obligation commerciale, de résultat. Et cette logique vaut pour les Etats. Des politiques de force demeurent, mais elles ne sont plus revendiquées et sont masquées derrière des arguments moraux. L'opinion publique, devenue un facteur structurant, n'est pas exemptée d'instrumentalisation. Mais elle est moins manipulable qu'auparavant.

 

 

L'argument fréquemment retenu pour justifier le développement des entreprises occidentales dans les pays autocrates est que la multiplication des échanges commerciaux et économiques favorise l'ouverture démocratique. L'auscultation du monde ne le confirme pas. Et les seuls exemples de la Russie ou de la Chine de l'après Jeux Olympiques le démentent...

 

 

Il faut se garder d'une approche manichéenne. Je suis de ceux qui jamais n'ont imaginé que l'organisation des Jeux Olympiques de Pékin allait transformer la Chine en une démocratie à la norvégienne... Qui aurait pu sérieusement croire en cela? En revanche, je revendique haut et fort un fait: sur la foi d'arguments autant économiques, sociaux, que politiques, il est de loin préférable d'être chinois et même opposant au régime aujourd'hui qu'il y a trente ans. Je m'étonne d'ailleurs que les mêmes qui figurent parmi les plus sévères contempteurs du régime actuel sont ceux qui le célébraient du temps de Mao... La politique internationale n'est pas rythmée par les baguettes magiques. On ne transforme pas un pays, on ne fonde pas une démocratie comme on éclaire une pièce en pressant un bouton. Toute évolution vers la démocratie s'effectue lentement, pas à pas, palier par palier. Et à ce titre les JO ont constitué un jalon dans l'ouverture de la Chine au monde extérieur. Refuser de dialoguer et de construire avec ce type de pays au nom de valeurs distinctes des nôtres est improductif et mène dans le mur. Pourquoi? Parce qu'aussitôt les dirigeants de ces pays nous renvoient le jugement. " Sur la foi de quoi nous donnez-vous des leçons? Votre comportement est-il si irréprochable qu'il vous légitime dans cette posture ? ", nous questionnent-ils. Avec force exemples à l'appui. Les Etats-Unis peuvent considérer scandaleux qu'au nom d'intérêts pétroliers la Chine couvre le gouvernement répressif soudanais. " Mais que faites-vous en Arabie Saoudite? ", peut-elle aisément répliquer.

 

D'autre part, l'époque qui voyait l'Occident et les Etats-Unis dicter au reste du monde ce qui est bien et mal, est révolue. Cet Occident est en proie à ses propres turpitudes, et de la guerre d'Irak à Guantanamo les leçons de morale sont d'autant moins audibles dans les pays du sud que ceux-ci - et pas seulement les dirigeants dictateurs au nom d'une évidente manipulation - entendent colonialisme lorsqu'on leur serine Droits de l'homme. De l'Europe aux Etats-Unis, nous devons davantage intégrer la voix des pays démocratiques émergents qui, à l'image de l'Inde, de l'Afrique du Sud, ou du Brésil, sont eux aussi rétifs aux discours sur l'ingérence; ils y repèrent une manière, pour le nord, de vouloir maintenir sa domination et son omniscience sur le sud.

 

 

L'embrasement irakien l'a une nouvelle fois démontré : l'occident - et particulièrement les Etats-Unis - est prisonnier du dogme de la démocratie, qu'il affirme pouvoir exporter et imposer là même où l'histoire, la culture, la religion exigent un lent apprivoisement ou même apparaissent peu compatibles. Au-delà des Droits de l'homme, existe-t-il en langage géopolitique des valeurs universelles?

 

 

La guerre d'Irak a fait la démonstration que la démocratie n'est pas un produit d'exportation, surtout sous les bombardements. Le fiasco de cette guerre a brisé l'illusion. Deux écueils sont à éviter. Le premier est celui du relativisme, qui, au nom du respect des différences - culturelles, historiques, traditionnelles - autoriserait chacun à agir selon ses propres normes. Ainsi, la peine de mort, la torture... seraient tolérées. Ce serait nier l'existence inaliénable de repères universels comme le respect de l'intégrité physique. Le second est celui de l'objurgation, c'est-à-dire d'agir en donneur des leçons. Entre ces deux extrêmes, il est possible ne pas accepter l'inacceptable, mais aussi ne pas imposer à l'autre - alors qu'on est soi-même exposé à des failles, et que l'extérieur a nécessairement une interprétation différente de ce que l'on fait -. En Europe, la démocratie ne s'est pas installée en une demi-génération, mais dans le sang, la révolte, la répression étalées sur de nombreuses décennies. J'aime la formule d'Hubert Védrine, qui considère qu'il y a " plus dangereux que la réal politique: l'irréal politique ". La morale est le masque d'une volonté d'intervention, de domination des autres.

 

 

La donne religieuse, et notamment islamique, apparaît comme l'un des facteurs premiers des conflits, dont le plus emblématique et l'épicentre demeurent la guerre israélo-palestinienne. Le choc des civilisations, qui croise le déclin du christianisme et l'extension d'un islam qui dans certaines régions se radicalise, est-il inévitable?

 

 

La théorie d'Huntington, prenant appui sur la Guerre du Golfe, estime que les guerres idéologiques du type communisme ou nazisme contre démocratie sont terminées, et laissent place aux conflits de civilisation. Sauf que cette première joute en Irak avait pour origine une guerre entre deux pays arabes et musulmans, l'Irak et le Koweït, et ne résultait donc pas d'une opposition entre les mondes musulman et occidental... D'ailleurs, la coalition menée par les Etats-Unis rassemblait l'Arabie Saoudite, le Koweït, la Syrie, l'Egypte et même le Sénégal. Certes, le facteur religieux intervient dans nombre de conflits, mais il doit être interprété dans le sens politique du terme. Dans le conflit israélo-palestinien, les Israéliens ne poursuivent pas le dessein de convertir au judaïsme les Palestiniens, et ces derniers n'espèrent pas convaincre leurs opposants de devenir musulmans ou chrétiens. Il s'agit d'un conflit politique territorial drapé d'un habillage religieux...

 

 

.... seulement un habillage? Le facteur religieux, dans cette terre berceau des obédiences monothéistes, apparaît être davantage le germe que le faux prétexte du conflit...

 

 

En réalité, lorsque le conflit politique ne trouve pas d'issue, il s'empare d'une connotation religieuse " refuge ". Cette théorie du " choc des civilisations " est tout à la fois rejetée massivement par les experts mais toujours omniprésente dans les débats internationaux. Il est inepte de considérer comme inéluctable la perspective d'une opposition frontale entre un monde occidental dominant mais en déclin, et un monde musulman dominé mais en expansion. Ce n'est qu'une possibilité, parfaitement évitable si les mesures politiques adéquates sont prononcées. Pour autant, cela nous exhorte à la vigilance et à la responsabilité. Car si elle n'est pas écrite à l'avance de façon négative, l'histoire ne l'est pas non plus de façon positive. Et la négligence comme l'inaction pourraient alors accoucher de ce fameux choc des civilisations.

 

 

De nouvelles formes de criminalité se développent sur le terreau de la mondialisation des échanges commerciaux et économiques. Elles ont pour noms drogue, informatique, blanchiment, extorsion, et l'immatérialité de certaines d'entre elles couplée à la faiblesse des régulations ou des coopérations internationales se joue des frontières et des Etats. Est-ce inéluctable?

 

 

Effectivement, et le criminologue Alain Bauer le met justement en éclairage dans une perspective de stratégie internationale, la criminalité se joue des frontières. Ce qui - criminalité domestique -auparavant relevait du ministère de l'Intérieur s'est internationalisé, à l'instar des échanges humains, sportifs, économiques, ou culturels.

 

 

Sommes-nous démunis face à ce nouveau spectre?

 

 

Nous ne sommes ni démunis ni prémunis. Aujourd'hui, il faut accepter de [et s'habituer à] vivre avec un certain degré d'insécurité. Et pour cela, il faut faire l'effort de remettre en perspective certaines réalités. Si elle avait réussi, la récente tentative d'attentat sur le vol Détroit-Amsterdam aurait figé et paralysé le monde. Dans le même temps, en France nous sommes presque insensibles devant les 4000 personnes qui perdent la vie sur les routes. Chaque année, nous acceptons dans le silence voire le désintérêt un drame aux conséquences humaines supérieures au 11 septembre. Aux Etats-Unis, environ 20000 personnes décèdent chaque année par armes à feu. Là aussi dans une forme d'indifférence, et sans qu'aucun des moyens financiers, juridiques, humains appliqués à la lutte contre le terrorisme ne soit déployé. Pourquoi un tel écart de perception et de traitement? Parce que conduire ou posséder un pistolet relèvent d'une liberté individuelle sanctuarisée.

 

 

Les poids économique et géopolitique d'une nation ou d'un groupe de nations ne pèsent pas forcément de concert. L'Europe, dont l'influence politique régresse et dont la récente désignation d'Herman Van Rompuy et de Catherine Ashton, respectivement à la tête du Conseil européen et de la diplomatie européenne, a été analysée comme le coup de grâce, subit-elle un double déclin économique et politique homogène?

 

 

Le poids géopolitique de l'Europe n'a pas atteint son équivalent économique. Et je fais d'ailleurs le pari que le rayonnement géopolitique de l'Europe progressera plus vite que son déclin économique ne surviendra. Les politiques européennes communes sont de plus en plus nombreuses. Et si l'on se focalise volontiers sur les points de désaccords, on néglige ceux, significatifs, d'entente. Catherine Ashton ne pourra que bien surprendre. D'autre part, nous entrons dans une conjonction de présidences suédoise, espagnole, puis belge, dominées par des logiques d'autonomie européenne et d'Europe puissance davantage que d'Europe espace. Sur le long terme, l'Europe peut être le troisième pilier d'un monde tripolaire aux côtés des Etats-Unis et de la Chine.

 

 

L'hétérogénéité de leurs situations géographique, de leurs histoires, de leurs systèmes politiques n'annonce pour l'instant pas d'action concertée des BRIC (Brésil, Russie, Inde, Chine). Toutefois, ils intègrent le G20, pèsent lourdement au plan économique, et vous estimez que " les Occidentaux, qui ont perdu le monopole de la puissance et de l'influence, doivent se préparer à une grande négociation avec les émergents sur l'organisation du monde ". La représentation de ces pays peut-elle évoluer alors que, là encore, le sommet de Copenhague a révélé une véritable cacophonie ? L'intégration de certains d'entre eux (Brésil, Inde) au Conseil de sécurité des nations unies relève-t-elle toujours de l'utopie?

 

 

Ces fameux BRIC, dont le terme fut initié par la banque Goldman Sachs après le 11 septembre 2001 pour convaincre les investisseurs que des terrains nouveaux de développement, des eldorados leur tendaient les bras, forment une constellation à laquelle il faut ajouter d'autres pays -Mexique, Malaisie, Indonésie... - aux intérêts, aux réalités, aux histoires éclatés. Certains siègent au Conseil de sécurité de l'ONU, d'autres non; certains sont des démocraties, d'autres non; certains possèdent l'arme nucléaire, d'autres non... la liste est longue. Une cinquantaine de pays émergent, dont effectivement les quatre pays donnant leur nom aux BRIC sont leaders. Ils ont de commun essentiellement de contester le monopole américain. Lequel, tout comme celui, plus large, de l'Occident, est de toutes façons révolu. Et il s'agit là bien plus d'une opportunité que d'un danger, dès lors que l'on ne s'effraie pas de leur développement et qu'on les traite en partenaires. N'oublions pas que notre part relative du PNB peut reculer, mais que notre PNB par habitant peut continuer fortement de progresser. Ces pays émergents constituent potentiellement un levier pour une croissance nouvelle qui profitera à l'occident.

 

 

II y a quelques mois encore, vous créditiez Barack Obama d'un capital substantiel en matière diplomatique. Un an après son investiture, de Jérusalem à Islamabad, de Kaboul à Téhéran, les tergiversations semblent dominer, et rien au-delà des discours ne donne l'impression d'avoir progressé. Maintenez-vous votre confiance en sa capacité d'initier un " autre " monde? La pression domestique pour rétablir le leadership américain est-elle compatible?

 

 

A l'issue de la victoire de Barack Obama, j'avais mis en garde contre deux illusions: celle de considérer que le président de la communauté internationale venait d'être élu, celle de croire qu'avec son charisme et après le désastre de son prédécesseur, il allait changer le monde en quelques mois. D'abord, Barack Obama est le président des Américains, pas des Nations unies, et à ce titre a été désigné pour défendre l'intérêt national. N'oublions pas que seuls les Américains ont voté en 2008 et se rendront aux urnes en 2012. Il déploie une conception plus intelligente des rapports, éloignée de celle, fondée sur l'antagonisme, qui dominait sous l'administration Bush. Pour autant, on ne peut rembobiner le film pour gommer les huit années de catastrophes stratégiques initiées par son prédécesseur. Dès lors, il est obligé de composer avec une situation dont il n'est pas responsable, et d'ailleurs dont son pays n'est pas non plus le seul coupable. C'est dans ce contexte qu'il faut évaluer son action. Il a tout d'abord - et c'est déjà beaucoup - évité une nouvelle dégradation. Il a instauré un climat différent, éteignant la crainte d'une nouvelle offensive militaire extérieure, aventureuse des Etats-Unis. En initiant ou relançant le dialogue avec chacun, il a clôt la logique manichéenne et belliqueuse de Georges W. Bush au nom de laquelle " ceux qui ne sont pas avec nous sont contre nous ". La planète est aujourd'hui davantage respirable, vivable. Il a accepté que l'Europe affiche sa force, et a rééquilibré les rapports avec la Russie, longtemps ramenée au rang de vaincue de la guerre froide et désormais considérée en partenaire. En Iran, sa politique de la main tendue a participé à affaiblir significativement le pouvoir en place, dont le recours au truquage des récentes élections présidentielles a provoqué des brèches, motivé l'opposition, et créé une grande déstabilisation. Cette stratégie a aussi pour effet, précieux, d'amener progressivement la Russie et la Chine à envisager des sanctions si le régime d'Ahmadinejad poursuit son programme nucléaire. En revanche, les conflits en Afghanistan et au Proche-Orient n'ont pas progressé ou même ont empiré.

 

 

Quelle auscultation faites-vous de la politique étrangère et de la stratégie diplomatique de l'Etat français? Reflètent-elles sa faible représentativité à l'échelle internationale? Quel autre sens que la défiance du ministre des Affaires étrangères faut-il assimiler au triumvirat que Nicolas Sarkozy lui a imposé en la personne de son conseiller Jean-David Levitte?

 

 

Sous la Ve République, le poids présidentiel dans la détermination de la politique étrangère a toujours été fort, sauf lors des épisodes de la cohabitation. Il n'empêche, Nicolas Sarkozy a adossé un étage supplémentaire à la fusée. Cela constitue-t-il une défiance à l'égard du rôle diplomatique du gouvernement et du ministre concerné? Je ne pense pas - nonobstant le fait que la nomination de Bernard Kouchner avait pour principale motivation sa cote de popularité et son image -. D'aucuns espéraient, d'autres redoutaient après son élection une rupture d'avec la politique étrangère traditionnelle " gaullo-mitterrandiste ". Il s'inscrit plutôt dans la continuité, appelant comme ses prédécesseurs à l'émergence d'un monde multipolaire, se disant l'ami des Américains sans être proche de leur Président et contestant la faiblesse du dollar, s'affichant pro-israélien mais appelant à la création de l'Etat palestinien et s'opposant à l'extension des colonies. Ce qui le distingue, c'est qu'il revendique nettement plus son appartenance au monde occidental, et qu'au nom de son dynamisme - ou de son activisme - il imprime très fortement de sa personnalité la politique étrangère du pays. In fine, on peut constater une évolution mais pas une révolution de cette politique.

 

 

Lors de sa présidence de l'Union européenne, à l'automne 2008, nombre de commentateurs, y compris à gauche, saluèrent son action. Un an plus tard, avec le recul, comment l'analysez-vous ?

 

 

Considérer qu'il a sauvé le monde serait exagéré. Tout comme nier qu'il a exercé un rôle significatif serait malhonnête. Il a bénéficié d'une conjoncture favorable : sa double légitimité européenne et française, le vide abyssal laissé par la fin du règne de Georges W. Bush et dont l'Europe s'est emparée. Mais il est exact que cette opportunité, il est parvenu, fort de son incontestable sens de l'action, à la saisir alors que la situation exigeait des mesures d'urgence pour juguler les dégâts de la crise. Plus spécifiquement sur le dossier russo-géorgien, il n'a pas la paternité d'avoir fait cesser la guerre. En revanche, sa médiation a contribué à offrir une porte de sortie honorable et acceptable pour les deux belligérants, ce qui a favorisé l'arrêt des hostilités.

 

 

Avec Philippe Séguin vient de disparaître l'un des derniers grands symboles du Gaullisme. Que reste-t-il en 2010 de l'esprit, des valeurs, de la stratégie gaullistes en matière de diplomatie?

 

 

Le gaullisme s'est déterminé dans deux époques historiques particulières: la seconde guerre mondiale pour l'esprit de résistance, la guerre froide pour l'esprit d'indépendance. Or nous ne sommes plus occupés par les Allemands et n'évoluons plus dans un monde bipolaire. Ce qui constituait les fondamentaux du gaullisme n'est donc plus d'actualité. Le "gaullo-mitterrandisme " promeut une France indépendante, qui essaie de faire rayonner et reconnaître des valeurs universelles, qui préserve ses marges de manœuvre et son autonomie, qui est en relation avec les pays du sud et considère la construction européenne comme une opportunité pour elle-même. Tout cela pour étendre son influence. Cela est demeuré. Philippe Séguin, qu'il serait inexact de réduire à ses réticences à l'égard de l'OTAN ou de la construction européenne, et à une identité souverainiste, était très conscient des rapports de force, et ne poursuivait pas l'ambition pour la France de conduire le monde. Il pensait toutefois que cette dernière, forte de son histoire et de sa constante stratégique, avait la responsabilité de faire passer un message spécifique. Exemple? Si elle avait été seule à marquer son opposition à la guerre en Irak, la France aurait été laminée. Mais c'est elle qui avait la plus grande légitimité à porter le message et à conduire la contestation. Voilà la singularité française, et l'expression de son leadership. Reste qu'elle doit tenir son rang avec lucidité. Et frayer son chemin entre deux extrêmes, si caractéristiques de son identité et de sa culture: ses capacités à s'autodénigrer - croyez bien que dans des conditions similaires jamais les Irlandais ne se seraient ainsi divisés et autocritiques s'ils s'étaient qualifiés pour la Coupe du monde de football ! - et à s'exalter -jusqu'à penser qu'elle continue d'éclairer le monde.

 


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