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15 octobre 2012 1 15 /10 /octobre /2012 00:50
Répliques : faut-il déconstruire Israël ?
France culture 29 septembre 2012, jeudi 11 octobre 2012

Shlomo Sand répond à Alain Finkielkraut et Maurice Kriegel

 

On connaît la thèse d’Alain Fin­kiel­kraut, par­tagée par son invité Maurice Kriegel, sur le rapport entre sio­nisme et judaïsme. Ce dernier ne serait que la conti­nuation, sous la forme d’une trans­for­mation, d’une tra­dition pré­exis­tante remontant à plu­sieurs millénaires.

 

On ne s’étonnera donc pas que l’intellectuel démarre l’entretien par un rappel de l’hymne israélien : « Notre espoir n’est pas encore perdu, cet espoir vieux de 2000 ans, de vivre en peuple libre sur cette terre, terre de Sion et de Jérusalem. »

 

Le mot « invention » utilisé par Shlomo Sand aussi bien dans Comment le peuple juif fut inventé, que dans Comment la terre d’Israël fut inventée, bru­talise, poursuit Alain Fin­kiel­kraut, « une cer­taine assi­duité, une cer­taine fidélité de la mémoire ». En illus­tration de cette mémoire, il rap­pelle les paroles du verset 5 du Psaume 137 : « Si je t’oublie, Jéru­salem, que ma droite s’oublie, que ma langue s’attache à mon palais […] » Il convoque aussi le poète juif du siècle d’or espagnol, Judas Alevi : « Mon coeur est en Orient, mon corps en extrême-Orient. »

 

Puis il poursuit, disant de cette « nos­talgie » qu’elle a pris une forme poli­tique avec le roman­tisme européen, lequel ne serait pas une invention, « les juifs ayant traduit dans la langue du prin­temps des peuples quelque chose de bien anté­rieur ». À l’appui de sa démons­tration, il convoque également Jean-Jacques Rousseau, lequel défi­nissait les juifs comme une nation, puis cite le phi­lo­sophe allemand Peter Slo­terdijk, com­mentant Jakob Taubes : « Les juifs ont eu la vocation d’enseigner aux autres l’art d’être un peuple, c’est-à-dire, de for­muler un principe de cohé­rence spi­ri­tuelle qui serait phy­si­quement ancré dans une généa­logie bio­lo­gique (1), mais consti­tuerait en même temps la pro­pa­gation d’une spi­ri­tualité par un pro­cessus géné­ra­tionnel passant de mère en fille et de père en fils. »


Alain Fin­kiel­kraut a ensuite recours à un argument d’ordre socio­lo­gique, celui d’un constat, à savoir que la sécu­la­ri­sation n’aurait en fait jamais empêché les juifs de se sentir juifs malgré l’absence de pra­tique reli­gieuse. Contre Shlomo Sand qui voit dans les nations des construc­tions, il invoque un pro­cessus de démo­cra­ti­sation pro­gressif, prenant en compte, dans un continuum le peuple et ses com­po­sants, et de citer à cet égard Mickael Walzer : « Dès que l’on convoque le peuple, il arrive organisé en tribus, avec chacune sa langue, sa mémoire, ses cou­tumes, ses croyances. Il est impos­sible de leur faire droit au sein de l’ordre ancien. » Shlomo Sand ferait donc l’erreur de faire l’économie de ces éléments consti­tutifs du peuple.

 

Alain Fin­kiel­kraut observe la même posture quand Shlomo Sand affirme qu’il existe une culture israé­lienne, mais pas de culture juive mon­diale : « On ne peut arracher, dit-il, la lit­té­rature israé­lienne à ses racines. Des auteurs comme Shaï Agnon, Aharon Appelfeld (2) ou Amos Oz font le pont entre le judaïsme et Israël. »


Puis il déve­loppe son idée maî­tresse : « la religion juive, à la dif­fé­rence du catho­li­cisme, n’a pas une défi­nition uni­quement reli­gieuse, et c’est comme ça qu’elle forme un peuple ». Fort de cet argument, il définit comment s’opère la trans­mission de cette religion qui n’en est pas une : « Si vous êtes né de mère juive, il y a autre chose qu’une donnée reli­gieuse, il y a une trans­mission dont Franz Rosenberg n’hésite pas à dire que c’est une trans­mission par le sang ! (3) »

 

L’entretien se poursuit alors avec une polé­mique sur le contexte dans lequel paraissent les livres de Shlomo Sand, qui serait un contexte de délé­gi­ti­mation d’Israël, pour preuve, le fait qu’un négo­ciateur à Camp David en 2000 aurait, d’après Shlomo Ben Ami, nié l’existence du temple (4). Alain Fin­kiel­kraut déve­loppe alors son leit­motiv habituel, la pré­carité d’Israël, une pré­carité niée par la décla­ration du Général de Gaulle en 1967, parlant des juifs comme « peuple domi­nateur et sûr de lui ». Quelque chose, poursuit le phi­lo­sophe, se serait alors cris­tallisé et cela conti­nuerait avec la menace que ferait peser l’Iran sur Israël.

Quant à la mémoire de la Shoah après la vic­toire, elle se serait retournée, dans l’intelligentsia pro­gres­siste, contre les juifs.

 

Shlomo Sand répond.

À propos de l’hymne israélien, Shlomo Sand rappelle que :

1) les paroles datent de 1878, en Ukraine et que celui qui les a écrites a quitté la « terre sainte » pour finir ses jours aux États-Unis, acte sym­bo­lique s’il en est…

2) Il fait remarquer par ailleurs que le mot Eretz, Terre, ne figure pas dans le texte, l’auteur parlant de Sion et de Jéru­salem, ce qui est plus pro­prement religieux.

3) il affirme qu’il n’y a jamais eu de rêve juif, laïc, national, de « revenir » en terre sainte et que les juifs, depuis 2000 ans, n’ont pas émigré vers la terre sainte.

Enfin, cet hymne, dit-il, s’adresse aux gens qui ne vivent pas en Israël, comme A. Fin­liel­kraut ou M. Kriegel.

 

Shlomo Sand rétorque ensuite à Maurice Kriegel, qui invoque de façon récur­rente une « sym­biose d’éléments divers et variés, non iden­ti­fiables, depuis des mil­lé­naires », que la sym­biose entre religion et natio­na­lisme donne en général des choses pas très sym­pa­thiques. Il rap­pelle à l’historien du Moyen-Âge, que les aspi­ra­tions reli­gieuses des juifs, c’était jus­tement, en obéis­sance aux pré­ceptes du Talmud, « de ne pas aller en Terre Sainte tant que le Messie n’est pas arrivé », mon­trant par là que l’occupation de cette terre est bien le fait du seul sionisme.

 

Quant à la tra­duction juive du roman­tisme français et du prin­temps des peuples, invoquée par Alain Fin­kiel­kraut, Shlomo Sand en nie l’existence du fait que, répète-il, les juifs ne vou­laient pas aller là-bas et qu’ils n’y sont pas allés. Pourquoi 2,5 mil­lions de juifs vont-ils aux USA et seulement quelques mil­liers en Palestine (5) ? Parce que, dit-il, ce n’est pas confor­table de vivre en Terre Sainte, sur le plan de la vie sexuelle, de la maladie, et de tout ce que la vie quo­ti­dienne vous oblige à faire. Quant à Judas Alevi, que Maurice Kriegel estime lié aux éléments nationaux qui consti­tuent un peuple, il dit lui-même dans son livre (Kusari), que les juifs ne veulent pas aller sur cette terre. Tout comme Judas Alevi, poursuit Shlomo Sand, les musulmans ont leur coeur à La Mecque, ils ne veulent pas pour autant, ajoute-t-il, aller vivre à La Mecque. À Maurice Kriegel qui l’accuse d’être « méca­niste », il réplique que lui est « mythique ».

 

Il n’existe pas plus de peuple juif pour Shlomo Sand, que de peuple français il y a 500 ans ou de peuple allemand il y a 300 ans. Du temps de Jeanne d’Arc au XVe siècle, à 100 km de Rouen, rappelle-t-il, on ne parlait pas la même langue et donc on ne pouvait avoir conscience d’appartenir à un même peuple, un peuple au sens moderne, étant un groupe humain qui a une langue commune, des pra­tiques et des rituels laïcs communs. « Qu’y-a-t- il de commun, demande Shlomo Sand, entre un juif à Kiev et un juif à Mar­rakech ? Seule la pra­tique religieuse. »

 

Il fait ensuite remarquer à Alain Fin­kiel­kraut, que ce dernier cite des auteurs de textes, quand lui, parle en tant qu’historien social, et que la défi­nition de Jean-Jacques Rousseau de la démo­cratie n’a rien à voir avec la défi­nition moderne de peuple ou de nation, rap­pelant à l’occasion Marc Bloch dénonçant la paresse inhé­rente au recours à des concepts anciens, inopé­rants pour la modernité. Pas de nation fran­çaise, donc du temps de Clovis au Vème siècle ou des Gaulois.

 

Shlomo Sand aborde alors une des carac­té­ris­tiques des peuples modernes, à savoir, le vivre ensemble. Or, dit-il, les juifs ne veulent pas vivre ensemble. Alain Fin­kiel­kraut et Maurice Kriegel ne veulent pas vivre, avec lui, dit-il, sur cette terre. Pour confirmer ce man­quement, il invoque l’absence de soli­darité intra-juive qui aurait carac­térisé l’émigration des juifs fuyant les pogroms de Russie : « L’establishment juif allemand déjà établi en Alle­magne, a mis en place des trains à la porte de Bran­de­bourg pour se débar­rasser au plus vite des nou­veaux arri­vants et les envoyer vers l’Amérique. » Une nation, poursuit l’auteur, « c’est plus qu’un peuple, c’est aussi avoir une sou­ve­raineté col­lective, démo­cra­tique sur soi-même. Ce n’est pas le cas des juifs. »


Autre exemple de cette absence de soli­darité minimale qu’on pourrait attendre de ceux qui veulent constituer un peuple, la période 1948-1967 : « A cette époque, dit Shlomo Sand, Israël avait une exis­tence pré­caire mais les juifs du monde ne se sont pas soli­da­risés avec Israël ; ça veut dire qu’il y a une his­toire des liens entre le sio­nisme et le judaïsme, ce n’est pas quelque chose d’anhistorique ».


Pour Shlomo Sand, à partir de 1967 il n’y a pas de menace. Si l’on prend les son­dages, dit-il, « la plupart des Israé­liens et l’armée ne croient pas à cette menace ». Et d’ajouter que le gau­chiste français, d’origine juive, Pierre Goldman, un moment col­lègue d’Alain Fin­kiel­kraut, dit dans son auto­bio­graphie qu’il était, comme tout maoïste, anti­sio­niste jusqu’en 1967, et que lui, Shlomo Sand, alors ensei­gnant à Paris, découvre que dans la prison, Pierre Goldman attend en fait la vic­toire israé­lienne, qu’il com­mence à être fier de la vic­toire de Tsahal. « Je me suis alors rendu compte, rajoute Shlomo Sand, que la vraie soli­darité du comité juif parisien avec Israël, c’était celle de la soli­darité avec la force ! »

 

L’historien israélien se défend ensuite contre l’accusation d’approche « méca­nique » (6). Il rap­pelle qu’en effet un peuple yiddish avait bien com­mencé à se constituer avec sa propre culture, sa langue, son théâtre, sa lit­té­rature, jusqu’au moment où il a été détruit par 4 chocs suc­cessifs : 1) les pogroms, 2) la révo­lution bol­che­vique, 3) le nazisme, 4) le sio­nisme (qui inter­disait que l’on parle yiddish).

 

Parlant du sio­nisme, il ajoute que ce dernier a créé deux peuples : un peuple israélien, et un peuple pales­tinien, ajoutant pour illustrer son propos, qu’il n’y a pas de théâtre, de cinéma, de lit­té­rature juifs, mais qu’il y a bien un théâtre, un cinéma, une lit­té­rature israé­liens. Il a bien une israélité et un droit des Israé­liens à l’existence comme peuple, mais il n’y a pas, reprend-il, de droits his­to­riques des juifs du monde sur cette terre. Il n’y a pas non plus de droits his­to­riques, à cause du dia­lecte chrétien, au bout de 200 ans, des Serbes au Kosovo, ou des Indiens sur Man­hattan où ils avaient des tribus. Les droits his­to­riques sur une terre, fait-il encore remarquer, sont souvent le fait de gou­ver­ne­ments de droite ou d’extrême droite, pour preuve, l’Alsace-Lorraine que la France reven­di­quait au nom de droits démo­cra­tiques, quand les Alle­mands le fai­saient au nom de droits historiques.

 

Shlomo Sand pousse alors son argu­men­taire pour constituer Alain Finl­kraut lui-même en menace contre Israël : « Ceux qui mettent en question l’existence d’un peuple israélien, le Hamas, cer­tains gau­chistes, Alain Fin­kiel­kraut, ou Maurice Kriegel, mettent en question l’existence et le droit à l’autodétermination des Israé­liens. Comme le fait par exemple, la loi du retour, auto­risant tout juif du monde à acquérir à sa des­cente d’avion une citoyenneté israé­lienne en 24 heures. Mes étudiants arabes-israéliens, ajoute l’auteur, ont le doit de vote, mais on leur dit que l’État est juif, pas une répu­blique de tous les citoyens. Ils me demandent pourquoi le répu­blicain français Alain Fin­kiel­kraut pense qu’Israël lui appar­tient parce qu’il est né d’une mère juive ».


À Maurice Kriegel, oublieux de l’interdiction (7) pour les juifs de partir en Terre Sainte avant l’arrivée du Messie, et qui prétend que les auto­rités rab­bi­niques ne s’opposent au sio­nisme qu’au nom du conser­va­tisme et pour pré­server leur hégé­monie spi­ri­tuelle, et que donc il n’y aurait pas de rupture dans le pro­cessus d’émancipation du judaïsme par le sio­nisme, Shlomo Sand rétorque qu’il parle comme un Français qui serait héritier des Gaulois. Il y a, ajoute-t-il, un rapport entre judaïsme et sio­nisme, et, bien sûr on ne crée pas ex nihilo, mais les rabbins, poursuit-il, savaient que les sio­nistes allaient rem­placer Dieu par un État, et dans une deuxième phase, Dieu par une Terre. Et de conclure par : ça ce n’est pas juif ! [1]

 

 

[1] 1 « On retrouvera en page 2, un écho de cette réfé­rence à une généa­logie bio­lo­gique, sous la forme du sang, comme véhicule de transmission..

 

2 Le pont a pour autre nom, fossé, si l’on se sou­vient qu’Aharon Appelfeld dit de son appren­tissage de l’hébreu sans espoir de retour, à qua­torze ans, que « c’était comme avaler des cailloux ». Il retrouve plus tard le yiddish, mais dans le cercle res­treint du dépar­tement yiddish de l’université hébraïque, et, ensuite comme écrivain, mais non au sein de la société civile, milieu propice aux sym­bioses chères à Maurice Kriegel.

 

3 Les propos d’Alain Fin­kiel­kraut entrent en réso­nance avec ceux des his­to­riens juifs du XIXe siècle, dont les textes sont ana­lysés par Shlomo Sand dans : « Comment le peuple juif fut inventé ». Graetz, Hess, Doubnov, Baron, Baer, Dinur, Ruppin, défendent en commun l’existence d’une conti­nuité généa­lo­gique, d’un ethnos juif trans­his­to­rique. « L’ethnos, dit Shlomo Sand, page 46, est devenu non seulement une unité historico-culturelle, mais une essence confuse à l’origine antique, et dont le noyau est constitué par le sen­timent sub­jectif d’affinité qu’il procure à ceux qui croient en son exis­tence (au même titre, dans une large mesure, que la race au XIXe siècle) »

 

4 Shlomo rétorque qu’il n’a pas été invité pour parler des bêtises des uns et des autres. On remar­quera qu’Alain Fin­kiel­kraut passe sous silence des événe­ments appar­tenant à la même période, et eux aussi sus­cep­tibles de délé­gi­timer Israël. : la guerre au Liban de 2006, Le bom­bar­dement de la bande de Gaza en 2008, L’arraisonnement des bateaux de la flo­tille en route pour Gaza.

 

5 On rap­pellera que les res­capés des camps de concen­tration vou­laient rester en Europe ou aller aux US, mais que ces pays ont fermé leurs fron­tières. Même scé­nario après la chute du mur de Berlin, quand un million de juifs russes a pris le chemin d’Israël.

 

6 Maurice Kriegel reproche à Shlomo Sand de s’inspirer de Eric Hobsbawm ou Ernest Gellber, et de s’accrocher aux notions clas­siques de langue, cou­tumes, terre, pour définir un peuple. Il oublie ce faisant, que le principe fédé­rateur du futur État d’Israël a été jus­tement la langue hébraïque, moder­nisée par Ben Yehuda. alias Éliézer Isaac Per­elman Elianov, une de trois langues offi­cielles du mandat britannique.

 

7 Inter­diction pré­sente dans un des trois ser­ments du Talmud de Babylone : « Les juifs ne doivent pas converger vers Sion, en un mur [par la force]. « Comment le peuple juif fut inventé ». Ed. Fayard. p 191.

 

http://www.france-palestine.org/Repliques-faut-il-deconstruire
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