Shlomo Sand répond à Alain Finkielkraut et Maurice Kriegel
On connaît la thèse d’Alain Finkielkraut, partagée par son invité Maurice Kriegel, sur le rapport entre sionisme et judaïsme. Ce dernier ne serait que la continuation, sous la forme d’une transformation, d’une tradition préexistante remontant à plusieurs millénaires.
On ne s’étonnera donc pas que l’intellectuel démarre l’entretien par un rappel de l’hymne israélien : « Notre espoir n’est pas encore perdu, cet espoir vieux de 2000 ans, de vivre en peuple libre sur cette terre, terre de Sion et de Jérusalem. »
Le mot « invention » utilisé par Shlomo Sand aussi bien dans Comment le peuple juif fut inventé, que dans Comment la terre d’Israël fut inventée, brutalise, poursuit Alain Finkielkraut, « une certaine assiduité, une certaine fidélité de la mémoire ». En illustration de cette mémoire, il rappelle les paroles du verset 5 du Psaume 137 : « Si je t’oublie, Jérusalem, que ma droite s’oublie, que ma langue s’attache à mon palais […] » Il convoque aussi le poète juif du siècle d’or espagnol, Judas Alevi : « Mon coeur est en Orient, mon corps en extrême-Orient. »
Puis il poursuit, disant de cette « nostalgie » qu’elle a pris une forme politique avec le romantisme européen, lequel ne serait pas une invention, « les juifs ayant traduit dans la langue du printemps des peuples quelque chose de bien antérieur ». À l’appui de sa démonstration, il convoque également Jean-Jacques Rousseau, lequel définissait les juifs comme une nation, puis cite le philosophe allemand Peter Sloterdijk, commentant Jakob Taubes : « Les juifs ont eu la vocation d’enseigner aux autres l’art d’être un peuple, c’est-à-dire, de formuler un principe de cohérence spirituelle qui serait physiquement ancré dans une généalogie biologique (1), mais constituerait en même temps la propagation d’une spiritualité par un processus générationnel passant de mère en fille et de père en fils. »
Alain Finkielkraut a ensuite recours à un argument d’ordre sociologique, celui d’un constat, à savoir que la sécularisation n’aurait en fait jamais empêché les juifs de se sentir juifs malgré l’absence de pratique religieuse. Contre Shlomo Sand qui voit dans les nations des constructions, il invoque un processus de démocratisation progressif, prenant en compte, dans un continuum le peuple et ses composants, et de citer à cet égard Mickael Walzer : « Dès que l’on convoque le peuple, il arrive organisé en tribus, avec chacune sa langue, sa mémoire, ses coutumes, ses croyances. Il est impossible de leur faire droit au sein de l’ordre ancien. » Shlomo Sand ferait donc l’erreur de faire l’économie de ces éléments constitutifs du peuple.
Alain Finkielkraut observe la même posture quand Shlomo Sand affirme qu’il existe une culture israélienne, mais pas de culture juive mondiale : « On ne peut arracher, dit-il, la littérature israélienne à ses racines. Des auteurs comme Shaï Agnon, Aharon Appelfeld (2) ou Amos Oz font le pont entre le judaïsme et Israël. »
Puis il développe son idée maîtresse : « la religion juive, à la différence du catholicisme, n’a pas une définition uniquement religieuse, et c’est comme ça qu’elle forme un peuple ». Fort de cet argument, il définit comment s’opère la transmission de cette religion qui n’en est pas une : « Si vous êtes né de mère juive, il y a autre chose qu’une donnée religieuse, il y a une transmission dont Franz Rosenberg n’hésite pas à dire que c’est une transmission par le sang ! (3) »
L’entretien se poursuit alors avec une polémique sur le contexte dans lequel paraissent les livres de Shlomo Sand, qui serait un contexte de délégitimation d’Israël, pour preuve, le fait qu’un négociateur à Camp David en 2000 aurait, d’après Shlomo Ben Ami, nié l’existence du temple (4). Alain Finkielkraut développe alors son leitmotiv habituel, la précarité d’Israël, une précarité niée par la déclaration du Général de Gaulle en 1967, parlant des juifs comme « peuple dominateur et sûr de lui ». Quelque chose, poursuit le philosophe, se serait alors cristallisé et cela continuerait avec la menace que ferait peser l’Iran sur Israël.
Quant à la mémoire de la Shoah après la victoire, elle se serait retournée, dans l’intelligentsia progressiste, contre les juifs.
Shlomo Sand répond.
À propos de l’hymne israélien, Shlomo Sand rappelle que :
1) les paroles datent de 1878, en Ukraine et que celui qui les a écrites a quitté la « terre sainte » pour finir ses jours aux États-Unis, acte symbolique s’il en est…
2) Il fait remarquer par ailleurs que le mot Eretz, Terre, ne figure pas dans le texte, l’auteur parlant de Sion et de Jérusalem, ce qui est plus proprement religieux.
3) il affirme qu’il n’y a jamais eu de rêve juif, laïc, national, de « revenir » en terre sainte et que les juifs, depuis 2000 ans, n’ont pas émigré vers la terre sainte.
Enfin, cet hymne, dit-il, s’adresse aux gens qui ne vivent pas en Israël, comme A. Finlielkraut ou M. Kriegel.
Shlomo Sand rétorque ensuite à Maurice Kriegel, qui invoque de façon récurrente une « symbiose d’éléments divers et variés, non identifiables, depuis des millénaires », que la symbiose entre religion et nationalisme donne en général des choses pas très sympathiques. Il rappelle à l’historien du Moyen-Âge, que les aspirations religieuses des juifs, c’était justement, en obéissance aux préceptes du Talmud, « de ne pas aller en Terre Sainte tant que le Messie n’est pas arrivé », montrant par là que l’occupation de cette terre est bien le fait du seul sionisme.
Quant à la traduction juive du romantisme français et du printemps des peuples, invoquée par Alain Finkielkraut, Shlomo Sand en nie l’existence du fait que, répète-il, les juifs ne voulaient pas aller là-bas et qu’ils n’y sont pas allés. Pourquoi 2,5 millions de juifs vont-ils aux USA et seulement quelques milliers en Palestine (5) ? Parce que, dit-il, ce n’est pas confortable de vivre en Terre Sainte, sur le plan de la vie sexuelle, de la maladie, et de tout ce que la vie quotidienne vous oblige à faire. Quant à Judas Alevi, que Maurice Kriegel estime lié aux éléments nationaux qui constituent un peuple, il dit lui-même dans son livre (Kusari), que les juifs ne veulent pas aller sur cette terre. Tout comme Judas Alevi, poursuit Shlomo Sand, les musulmans ont leur coeur à La Mecque, ils ne veulent pas pour autant, ajoute-t-il, aller vivre à La Mecque. À Maurice Kriegel qui l’accuse d’être « mécaniste », il réplique que lui est « mythique ».
Il n’existe pas plus de peuple juif pour Shlomo Sand, que de peuple français il y a 500 ans ou de peuple allemand il y a 300 ans. Du temps de Jeanne d’Arc au XVe siècle, à 100 km de Rouen, rappelle-t-il, on ne parlait pas la même langue et donc on ne pouvait avoir conscience d’appartenir à un même peuple, un peuple au sens moderne, étant un groupe humain qui a une langue commune, des pratiques et des rituels laïcs communs. « Qu’y-a-t- il de commun, demande Shlomo Sand, entre un juif à Kiev et un juif à Marrakech ? Seule la pratique religieuse. »
Il fait ensuite remarquer à Alain Finkielkraut, que ce dernier cite des auteurs de textes, quand lui, parle en tant qu’historien social, et que la définition de Jean-Jacques Rousseau de la démocratie n’a rien à voir avec la définition moderne de peuple ou de nation, rappelant à l’occasion Marc Bloch dénonçant la paresse inhérente au recours à des concepts anciens, inopérants pour la modernité. Pas de nation française, donc du temps de Clovis au Vème siècle ou des Gaulois.
Shlomo Sand aborde alors une des caractéristiques des peuples modernes, à savoir, le vivre ensemble. Or, dit-il, les juifs ne veulent pas vivre ensemble. Alain Finkielkraut et Maurice Kriegel ne veulent pas vivre, avec lui, dit-il, sur cette terre. Pour confirmer ce manquement, il invoque l’absence de solidarité intra-juive qui aurait caractérisé l’émigration des juifs fuyant les pogroms de Russie : « L’establishment juif allemand déjà établi en Allemagne, a mis en place des trains à la porte de Brandebourg pour se débarrasser au plus vite des nouveaux arrivants et les envoyer vers l’Amérique. » Une nation, poursuit l’auteur, « c’est plus qu’un peuple, c’est aussi avoir une souveraineté collective, démocratique sur soi-même. Ce n’est pas le cas des juifs. »
Autre exemple de cette absence de solidarité minimale qu’on pourrait attendre de ceux qui veulent constituer un peuple, la période 1948-1967 : « A cette époque, dit Shlomo Sand, Israël avait une existence précaire mais les juifs du monde ne se sont pas solidarisés avec Israël ; ça veut dire qu’il y a une histoire des liens entre le sionisme et le judaïsme, ce n’est pas quelque chose d’anhistorique ».
Pour Shlomo Sand, à partir de 1967 il n’y a pas de menace. Si l’on prend les sondages, dit-il, « la plupart des Israéliens et l’armée ne croient pas à cette menace ». Et d’ajouter que le gauchiste français, d’origine juive, Pierre Goldman, un moment collègue d’Alain Finkielkraut, dit dans son autobiographie qu’il était, comme tout maoïste, antisioniste jusqu’en 1967, et que lui, Shlomo Sand, alors enseignant à Paris, découvre que dans la prison, Pierre Goldman attend en fait la victoire israélienne, qu’il commence à être fier de la victoire de Tsahal. « Je me suis alors rendu compte, rajoute Shlomo Sand, que la vraie solidarité du comité juif parisien avec Israël, c’était celle de la solidarité avec la force ! »
L’historien israélien se défend ensuite contre l’accusation d’approche « mécanique » (6). Il rappelle qu’en effet un peuple yiddish avait bien commencé à se constituer avec sa propre culture, sa langue, son théâtre, sa littérature, jusqu’au moment où il a été détruit par 4 chocs successifs : 1) les pogroms, 2) la révolution bolchevique, 3) le nazisme, 4) le sionisme (qui interdisait que l’on parle yiddish).
Parlant du sionisme, il ajoute que ce dernier a créé deux peuples : un peuple israélien, et un peuple palestinien, ajoutant pour illustrer son propos, qu’il n’y a pas de théâtre, de cinéma, de littérature juifs, mais qu’il y a bien un théâtre, un cinéma, une littérature israéliens. Il a bien une israélité et un droit des Israéliens à l’existence comme peuple, mais il n’y a pas, reprend-il, de droits historiques des juifs du monde sur cette terre. Il n’y a pas non plus de droits historiques, à cause du dialecte chrétien, au bout de 200 ans, des Serbes au Kosovo, ou des Indiens sur Manhattan où ils avaient des tribus. Les droits historiques sur une terre, fait-il encore remarquer, sont souvent le fait de gouvernements de droite ou d’extrême droite, pour preuve, l’Alsace-Lorraine que la France revendiquait au nom de droits démocratiques, quand les Allemands le faisaient au nom de droits historiques.
Shlomo Sand pousse alors son argumentaire pour constituer Alain Finlkraut lui-même en menace contre Israël : « Ceux qui mettent en question l’existence d’un peuple israélien, le Hamas, certains gauchistes, Alain Finkielkraut, ou Maurice Kriegel, mettent en question l’existence et le droit à l’autodétermination des Israéliens. Comme le fait par exemple, la loi du retour, autorisant tout juif du monde à acquérir à sa descente d’avion une citoyenneté israélienne en 24 heures. Mes étudiants arabes-israéliens, ajoute l’auteur, ont le doit de vote, mais on leur dit que l’État est juif, pas une république de tous les citoyens. Ils me demandent pourquoi le républicain français Alain Finkielkraut pense qu’Israël lui appartient parce qu’il est né d’une mère juive ».
À Maurice Kriegel, oublieux de l’interdiction (7) pour les juifs de partir en Terre Sainte avant l’arrivée du Messie, et qui prétend que les autorités rabbiniques ne s’opposent au sionisme qu’au nom du conservatisme et pour préserver leur hégémonie spirituelle, et que donc il n’y aurait pas de rupture dans le processus d’émancipation du judaïsme par le sionisme, Shlomo Sand rétorque qu’il parle comme un Français qui serait héritier des Gaulois. Il y a, ajoute-t-il, un rapport entre judaïsme et sionisme, et, bien sûr on ne crée pas ex nihilo, mais les rabbins, poursuit-il, savaient que les sionistes allaient remplacer Dieu par un État, et dans une deuxième phase, Dieu par une Terre. Et de conclure par : ça ce n’est pas juif ! [1]
[1] 1 « On retrouvera en page 2, un écho de cette référence à une généalogie biologique, sous la forme du sang, comme véhicule de transmission..
2 Le pont a pour autre nom, fossé, si l’on se souvient qu’Aharon Appelfeld dit de son apprentissage de l’hébreu sans espoir de retour, à quatorze ans, que « c’était comme avaler des cailloux ». Il retrouve plus tard le yiddish, mais dans le cercle restreint du département yiddish de l’université hébraïque, et, ensuite comme écrivain, mais non au sein de la société civile, milieu propice aux symbioses chères à Maurice Kriegel.
3 Les propos d’Alain Finkielkraut entrent en résonance avec ceux des historiens juifs du XIXe siècle, dont les textes sont analysés par Shlomo Sand dans : « Comment le peuple juif fut inventé ». Graetz, Hess, Doubnov, Baron, Baer, Dinur, Ruppin, défendent en commun l’existence d’une continuité généalogique, d’un ethnos juif transhistorique. « L’ethnos, dit Shlomo Sand, page 46, est devenu non seulement une unité historico-culturelle, mais une essence confuse à l’origine antique, et dont le noyau est constitué par le sentiment subjectif d’affinité qu’il procure à ceux qui croient en son existence (au même titre, dans une large mesure, que la race au XIXe siècle) »
4 Shlomo rétorque qu’il n’a pas été invité pour parler des bêtises des uns et des autres. On remarquera qu’Alain Finkielkraut passe sous silence des événements appartenant à la même période, et eux aussi susceptibles de délégitimer Israël. : la guerre au Liban de 2006, Le bombardement de la bande de Gaza en 2008, L’arraisonnement des bateaux de la flotille en route pour Gaza.
5 On rappellera que les rescapés des camps de concentration voulaient rester en Europe ou aller aux US, mais que ces pays ont fermé leurs frontières. Même scénario après la chute du mur de Berlin, quand un million de juifs russes a pris le chemin d’Israël.
6 Maurice Kriegel reproche à Shlomo Sand de s’inspirer de Eric Hobsbawm ou Ernest Gellber, et de s’accrocher aux notions classiques de langue, coutumes, terre, pour définir un peuple. Il oublie ce faisant, que le principe fédérateur du futur État d’Israël a été justement la langue hébraïque, modernisée par Ben Yehuda. alias Éliézer Isaac Perelman Elianov, une de trois langues officielles du mandat britannique.
7 Interdiction présente dans un des trois serments du Talmud de Babylone : « Les juifs ne doivent pas converger vers Sion, en un mur [par la force]. « Comment le peuple juif fut inventé ». Ed. Fayard. p 191.